L’architecture de l’imaginaire humain : les narrations sont des molécules mémétiques

Le pouvoir de l’imitation

A un certain point dans l’histoire phylogénétique de l’humanité, on ne sait pas très exactement quand, il s’est passé quelque chose qui a progressivement changé de façon assez radicale la place d’Homo Sapiens dans la chaîne alimentaire sur terre. Il existe plusieurs manières de donner du sens à ce changement, mais cela a globalement à voir avec sa manière de s’organiser en groupe (coopérer, se coordonner pour chasser etc.), d’utiliser des outils pour gagner en efficacité dans ce qu’il veut faire (allumer du feu, tailler des pierres, fabriquer des habits, des armes…). Et ces apprentissages n’étaient pas innés. La capacité à tailler des pierres ou à tanner une peau n’est pas inscrite dans le génome d’Homo Sapiens, comme l’est par exemple la capacité d’une araignée à tisser une toile, ou d’un chat à chasser des souris. Si je vous demande de fabriquer un biface avec des galets et un gros silex, il est probable que vous allez galérer (même si vous allez peut-être finir à force d’essais erreurs par réussir à faire un truc vite fait qui coupe).
Mais la capacité d’une personne à faire tout cela de façon efficace relève d’un apprentissage, une transmission d’une personne qui sait faire à l’autre qui va apprendre, par imitation, et profiter ainsi de l’expérience de personnes qui ont déjà retiré des enseignements des essais erreurs de leurs prédécesseurs.
Cette capacité à s’imiter les uns les autres pour apprendre à faire des trucs en tout genre, c’est devenu la spécialité du système nerveux d’Homo Sapiens. Cela lui permet d’apprendre beaucoup plus vite (plutôt que s’il devait attendre que son patrimoine génétique évolue par sélection naturelle sur des millions d’années) mais également de pouvoir évoluer et s’adapter à son environnement, en « répandant » très rapidement les nouvelles choses intéressantes à transmettre (l’écriture, les antibiotiques…) à travers sa capacité à communiquer.

La coopération, une règle biochimique du vivant

Beaucoup de gens encore aujourd’hui croient qu’il n’existe qu’une seule loi de la jungle qui serait la loi du plus fort. En réalité, c’est une idée reçue assez naïve sur le fonctionnement du vivant. J’ai longtemps cru moi aussi que la capacité de l’humain à imiter les autres et à les comprendre était une manière de pouvoir mieux manipuler, contrôler et exploiter ses semblables, car j’étais influencé par le cynisme de Susan Blackmore et son livre sur la mémétique.

Mais avec les années, et en me formant à la CNV, j’ai compris qu’en réalité, Homo Sapiens avait avant tout développé de formidables capacités d’empathie et de compréhension les uns les autres, avant tout pour favoriser la coopération et l’émergence de groupes d’entraide face aux épreuves du réel. Mais comme cela est très bien expliqué dans le livre « l’entraide, l’autre loi de la jungle », la coopération est en fait un processus qui a été sélectionné par l’évolution à toutes les échelles du vivant, et dont on trouve des exemples partout, même entre les plantes et les animaux, ou même entre les bactéries entre elles. Ce n’est pas par altruisme ou par gentillesse que l’entraide existe, c’est qu’elle est tout simplement un avantage en termes d’optimisation de l’exploitation de l’énergie de l’environnement. Je n’entre pas dans les détails ici, je me suis fixé comme challenge de ne pas faire un texte de plus de 2 pages word.

Dans la théorie du gène égoïste de Richard Dawkins, il est expliqué que c’est également pour mieux se répliquer et survivre à travers le temps que, mécaniquement (sans intentionnalité) les gènes ont été amenés à se retrouvés agglomérés en chromosomes dans les cellules des organismes complexes. Parce que ces organismes complexes étaient plus favorables à la survie à travers le temps qu’en étant de simples réplicateurs dans une soupe primordiale. Les gènes, pour des raisons biochimiques de sélection naturelle, ont été amenés à coopérer au sein d’un même « génome ».

Tableau relations dans le vivant

Tableau récapitulatif des différents types d’interactions possibles entre deux structures vivantes 

Qu’est-ce qu’un mème ?

Il existe des désaccords il me semble au sujet de la définition d’un mème et plus spécifiquement sur le support physiologique de ce qu’est un mème, mais honnêtement il ne me semble pas utile d’entrer là-dedans à une époque ou de toute façon on ne comprend pas grand-chose aux mécanismes du système nerveux, de la mémoire, et de la construction du sens, et où la plupart des gens en sont encore à adhérer à des paradigmes localisationnistes (ou l’on croit qu’une région du cerveau est associée à une fonction précise et universelle chez tous les humains). Je ne vais donc pas parler du hardware (la chimie cérébrale de la mémétique) mais plutôt du software (comment la mémétique théorise le fonctionnement de l’imaginaire humain et son évolution au cours du temps).

Je dirais donc un peu comme Blackmore qu’un même est une unité de sens susceptible d’être transmise par imitation. On pourrait aussi parler d’objet mental, ou d’objet conceptuel. En opposant le concept (le signifié) au mot (le signifiant) car il peut exister différents signifiants (roue, wheel, etc.) pour désigner un même signifié, ou un « mème signifié » (un machin rond et plat qui tourne autour d’un axe de rotation). Un peu comme si les différents signifiants étaient des « allèles » d’un même mème.

Comment s’assemblent les mèmes pour mieux se répliquer ? 

Susan Blackmore explique dans son livre sur le sujet que les mèmes s’assemblent sous forme de mèmeplexes, de « complexes de mèmes » un peu à la manière des gènes qui s’assemblent en chromosomes dans une cellule organique. Mais ce jargon peut donner l’impression d’une illusion de complexité, alors qu’on peut tout simplement dire que les mèmes s’assemblent pour former des narrations, des récits sur le monde. C’est ainsi qu’ils vont coopérer pour mieux se répliquer. Et ce qui fera que ces récits se propageront d’hôte en hôte, de cerveau humain à cerveau humain, ça sera leur capacité à susciter des émotions, et donc à impacter la mémoire des personnes qui y sont exposés, afin qu’ils retiennent et diffusent à leur tour ces mèmes. C’est pour cela qu’on parle de « virus mémétiques », comme le fait Lê dans sa vidéo sur la viralité des idées.

Le langage symbolique (l’imaginaire) à la lumière de la TCR

L’esprit humain a la capacité de mettre en relation n’importe quoi avec n’importe quoi, même si cela n’a a priori pas de sens. Il a la possibilité de créer du sens là ou il n’y en avait pas auparavant. De mettre les choses en relation dans son esprit, quand elles ne l’étaient pas jusqu’à présent. Puis, il a la possibilité de partager avec les autres cette mise en relation nouvellement créer, à travers le langage. On dit en TCR (la Théorie des Cadres Relationnels, une modélisation du fonctionnement du langage au fondement de la thérapie ACT) qu’il existe des « relations intrinsèques » (par exemple, que le feu brûle, ou qu’un diamant est dur) parce qu’elles ne dépendent pas de l’imaginaire humain (même si le fait de le dire avec des mots, ca, c’est bien entendu une narration, mais pas la propriété intrinsèquement liée à l’objet physique lui même), et des « relations symboliques » qui n’existent que parce qu’elles ont été construites par un esprit humain à un moment donné (par exemple que le blanc est un symbole de pureté, ou que le roquefort c’est bon)

Cette capacité à créer des relations arbitraires entre des objets mentaux, c’est ce qu’on appelle l’accès au symbolique. C’est aussi ce qui permet de faire exister, d’invoquer à travers l’imaginaire, des objets qui sont physiquement absents. Le doudou d’un enfant « symbolise » le parent, qui lui-même symbolise pour l’enfant la sécurité. Il lui suffit donc, grâce à son imaginaire, d’avoir un « doudou magique » pour se sentir en sécurité. Quand il sera adulte, d’autres objets joueront ce rôle de doudou symbolique pour lui, comme par exemple une croix autour du cou, ou une bague à son doigt. A l’inverse, le langage symbolique est aussi ce qui génère de nombreux pièges à cause des affects que certaines relations symboliques génèrent dans l’esprit quand on ne sait pas s’en protéger. C’est ce qui fait par exemple qu’une publicité peut vous pousser inconsciemment à acheter un produit car elle vous aura convaincu (par induction hypnotique) que boire du coca est bon pour vous et rafraichissant, ou qu’il ne faut surtout pas passer sous une échelle sinon cela porte malheur. On peut littéralement se retrouver prisonnier d’une métaphore ou d’un mythe dans sa vie, parce qu’on prend cette métaphore ou ce mythe pour le réel. Par exemple, « j’ai un cœur de pierre », ou « je suis le vilain petit canard ».

Le langage symbolique est de façon générale ce qui permet de créer du sens complexe en articulant ensemble les différents objets conceptuels (les mèmes) pour construire des structures de sens nouvelles, de plus en plus complexes. Ce qui ensuite constituera « la représentation du monde » d’un individu. C’est ce qui fera que quand il verra par exemple un drapeau français dans la rue, il ne voit pas juste un bout de tissu coloré, car cela active également dans son esprit tout un imaginaire, autour de l’identité française, des valeurs de la république, l’histoire de la révolution, les conflits politiques… L’essentiel de la réalité d’un humain est imaginaire, et activée par les relations symboliques que son esprit a construit depuis sa naissance, notamment en côtoyant ses semblables et en évoluant dans un imaginaire partagé, ou une socio-culture.

Les narrations sont des molécules de sens

Les narrations que l’esprit humain formule grâce à sa maîtrise du langage symbolique sont un peu comme des molécules de sens, qui a agrègent ensemble des unités de sens (des mèmes) pour mieux survivre ensemble. Ces narrations seront donc soumises comme tous les réplicateurs à un processus de sélection naturelle. Ce qui amènera progressivement ces molécules de sens à s’organiser en organismes plus complexes au sein de grandes structures symboliques, comme les idéologies, les religions etc., et ainsi former de grands systèmes de valeurs, avec leur cohérence interne, leur système immunitaire et leurs mécanismes de défense. Car la fonction première des réplicateurs mémétiques, reste de se répliquer, donc de survivre à travers le temps dans le pool mémétique de l’humanité. In fine, cela formera différentes bulles narratives, différents systèmes de valeurs (ou v-memes), plus ou moins hermétiques et en concurrence entre eux pour capter l’attention des esprits humains, via l’émotion comme levier.

Références pour l’écriture de l’article

  • Blackmore, S., & Blackmore, S. J. (2000). The meme machine (Vol. 25). Oxford Paperbacks.
  • Dawkins, R. (1976). The selfish gene. Oxford University Press.
  • Rosenberg, Marshall B. Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs) : Initiation à la Communication NonViolente. La Découverte, 2018.
  • Servigne, P., & Chapelle, G. (2017). L’entraide : l’autre loi de la jungle. Editions Les liens qui libèrent.
  • Villatte, J. L., & Hayes, S. C. (2019). Maîtriser la conversation clinique : le langage en thérapie. Dunod.

PS: Ce texte a été très désagréable à mettre en forme sur WordPress, avec le « bloc » éditeur classique qui ne permet même pas de pouvoir souligner un texte ou « justifier » la marge à droite (soit c’est moi qui sait juste pas utiliser la nouvelle interface, soit c’est vraiment pathétique). C’est en partie pour cela que je n’écris plus rien sur ce blog depuis le covid. Car cette interface rend le site à peu près inutilisable pour moi, qui suis habitué à écrire sur word avant de mettre mes textes en ligne. Et si je veux remettre l’ancienne interface, il faudrait que je paye genre 200€ pour 3 ans, et je ne suis pas du tout certain que WordPress le mérite. Je construirai sans doute un site hébergé ailleurs d’ici quelques temps, avec une toute nouvelle organisation. D’ici là, dites moi si certains d’entre vous avez des questions ou des sujets que vous auriez à cœur de voir approfondis  en priorité dans ce que je peux être amené à écrire (car j’ai plus de 250 articles en brouillon sur tout un tas de sujets)

Anyway, merci de m’avoir lu jusqu’à cette dernière phrase.

Laisser un commentaire